LA TRANSITION UNE UTOPIE CONCRETE
On assiste ces dernières années un peu partout sur la planète à une multiplication d’initiatives et d’expérimentations citoyennes qui se revendiquent de la « transition », le terme faisant même aujourd’hui l’objet d’un recyclage sur un plan plus institutionnel. Le Manuel de la transition de Rob Hopkins, un agronome adepte de la permaculture, publié en France 2010, a donné une certaine visibilité à ces initiatives. S’appuyant sur l’expérience de Totnes au Royaume-Uni, ville de naissance du mouvement des Villes en transition (Transition Towns), l’ouvrage a rapidement commencé à circuler dans les milieux militants, au point de devenir une référence, sans pour autant être élevé au rang de bible absolue. Ceux qui se reconnaissent dans le mot d’ordre de « transition ! », tel que défini par Rob Hopkins, affirment s’inscrire dans un type d’engagement dont le pivot est le passage à l’action sur fond de réenchantement et de réappropriation de l’existence. Les « transitionneurs » font le choix de faire bouger les organisations et institutions existantes sans prendre pied dans ces dernières. Luc Semal définit le Mouvement de la transition « comme un mouvement fondamentalement optimiste et constructif qui suggère que face aux chocs globaux annoncés (climatiques, énergétiques et économiques), les communautés locales reconstruisent en urgence leur résilience locale. Pour cela elles doivent prioritairement relocaliser une part de leur production alimentaire et énergétique [1]. Face à un futur qui sera très probablement sans pétrole, les transitionneurs recourent à la notion de « résilience » en l’appliquant aux villes pour engager une transition voulue, espérée, fêtée et non subie. Cette notion, toujours selon Semal, « désigne la capacité d’un écosystème à encaisser un choc sans s’effondrer et à se réorganiser en se réinventant pour le surmonter [2]..
Passé le moment de la découverte, l’objet pose un certain nombre de questions. Le mot d’ordre, tout d’abord. Pourquoi « transition » ? D’où part-on et où va t on, en combien de temps, et avec qui ? Pourquoi ce mot-là, alors qu’il en existe tant d’autres (décroissance, locavores, slow cities, buen vivir etc.) revendiqués par des mouvements dont les pratiques semblent se rapprocher très fortement de celles mises en œuvre par les « transitionneurs » : insistance sur le « faire », critique des institutions établies et volonté de mettre en place des alternatives ici et maintenant, apparemment sans chercher à « prendre le pouvoir » ni utiliser les outils collectifs de mobilisation que sont les syndicats ou les partis politiques etc. Pourquoi cet apparent refus des luttes, au sens classique ? À quoi bon quelques jardins partagés quand c’est toute l’organisation sociale qu’il faudrait revoir ? Quelle est l’efficacité politique de ces différents mouvements ? Peut-on leur conférer une unité ou sont-ils clairement distincts les uns des autres ?
Ce dossier part d’un constat : ces mouvements se développent et intéressent de plus en plus, mais ne se prêtent guère à une lecture qui serait menée dans le cadre de l’analyse politique classique, en termes de mouvements sociaux. La « transition » est un « OPNI », un objet politique non identifié, comme le suggère Luc Boltanski : « Qu’est-ce que l’auto-organisation sur le plan local ? Il n’y a rien sur des expériences de ce type. Dans les milieux écologico-libertaires beaucoup d’expérimentations se sont notamment développées [3]. Sous le chapeau général de « la transition », Mouvements explore cette unité multiforme, en aspect de « galaxie », terme souvent utilisé pour la qualifier, en référence tant au nombre qu’à la dispersion géographique et pratique de ces initiatives, qui s’intéressent ici aux jardins, là à l’énergie partagée. La transition renvoie-t-elle à la disparition des idéologies ou au réenchantement de la politique, au sens d’une référence à un grand récit, à un sens de l’Histoire ? S’agit-il d’un mouvement narcissique, se refusant au politique parce qu’incapable de se positionner ? Ignorance des clivages politiques ou souci de ne pas s’y laisser enfermer ? Ces mouvements peuvent-ils contribuer à inventer un nouvel imaginaire politique, en partant de la pratique et du concret ? Les acteurs de ce mouvement ou les expérimentations s’en rapprochant le souhaitent-ils eux-mêmes ?
Une manière de répondre à ces questions, consiste peut-être à voir dans ce mouvement protéiforme qu’est la transition quelque chose comme une « utopie concrète », terme d’ailleurs revendiqué par le Festival des utopies concrètes (FUC) qui a réuni plusieurs centaines de militants de la transition, en Île-de-France à l’automne 2012. L’utopie concrète, théorisée par Ernst Bloch, offre une première grille d’intelligibilité, certes approximative, de ce mouvement, apte à prendre en considération son caractère diversifié. Pour l’auteur du Principe espérance, l’esprit utopique est celui du rêve éveillé, qui sait déceler dans le présent les linéaments d’un avenir jeune et frais, harmonieux : « La fonction utopique arrache les affaires de la culture humaine au divan de la simple contemplation : elle découvre de la sorte, à partir des cimes réellement vaincues, la perspective non idéologiquement gauchie du contenu humain de l’espérance [4]. Autrement dit, la fonction utopique est celle qui nous révèle la plasticité du monde, quand la routine et les institutions établies nous répètent jour après jour que « rien d’autre n’est possible » (Tina – There Is No Alternative) – discours parfois porté, bien malgré elles, par les formes institutionnelles de l’engagement politique, partis politiques ou syndicats, qui semblent ainsi condamnés à l’impuissance. Elle nous laisse voir que l’espoir n’est pas vain, puisque ce qui est impossible, dans le monde actuel, peut devenir possible dès à présent. Elle est tout le contraire de « l’utopisme », qui se contente de rêver au lieu d’agir. Elle est cet écart, cet arrêt, voire parfois ce dévoilement soudain, qui nous montrent que d’autres choix sont toujours possibles, ici et maintenant. Nous ne sommes pas condamnés à être ce que les institutions nous destinent à être. En changeant certains aspects de nos vies, nous nous sentons vivants et créateurs. La conscience utopique se distingue du rêve nocturne par son exigence et sa lucidité. Cette nouvelle vie que nous nous choisissons est informée de l’état du monde réel, elle fait face, quand d’autres se contentent de se laisser fossiliser dans le (dés)ordre établi. L’utopie cherche à rendre possible l’impossible et elle sait, par expérience, qu’une telle entreprise peut aboutir. Car l’histoire a toujours procédé ainsi, par l’action de minorités actives, d’abord isolées, qui ont finalement fait basculer les majorités et changé la face du monde. L’utopie, au fond, est « une invocation d’un ordre, à venir ou à faire, contre un désordre présent [5].
L’utopiste, dans ce sens-là, va donc éviter de s’enfermer, au nom du principe d’inclusivité, dans une identité trop reconnaissable (« anticapitaliste », « écologiste » etc.). Il joue la créativité, collectivement, contre l’inertie des assemblages sociaux établis, prisonniers de leur histoire, de leur structure, de leurs cadres idéologiques. D’où la diversité d’étiquettes (transition, décroissance etc.) pour des mouvements similaires, qui ont tous en commun de ne pas pouvoir se référer à des situations facilement agrégeables à grande échelle, à la différence des grèves par exemple. L’enjeu est donc de changer les situations, en ayant conscience de ne pas pouvoir les dépasser complètement, à court terme. C’est en formant des coalitions temporaires ou durables, définies avant tout par des objectifs et des résultats concrets précis (créer un jardin partagé, une Amap, planter des arbres fruitiers, organiser des repas locavores, etc.) que les personnes parviennent à « réenchanter la vie », c’est-à-dire placer la nouveauté, la surprise, l’inédit, l’imprévu au cœur de leurs pratiques quotidiennes. Les transistionneurs agissent en direction d’une nouvelle culture, d’une nouvelle civilité, face à un ordre dominant qui engendre au contraire de plus en plus la violence et le chaos. Une telle démarche ne peut évidemment pas se satisfaire d’un militantisme trop disciplinaire, rythmé par les congrès, grèves, tracts et campagnes électorales, ce qui reviendrait de nouveau à tout attendre des institutions établies, fussent-elles « critiques ». L’enjeu est de renouveler les répertoires d’actions, car il n’est plus possible d’attendre. Le choix de l’étiquette « transition » pour nommer cette galaxie d’initiatives est donc un peu arbitraire, il n’y a pas véritablement de raison de la choisir plutôt qu’une autre, sinon une certaine actualité.
Puisque l’objet social visé a des contours multiples, nous avons voulu, dans l’organisation de ce numéro, commencer par « le terrain ». Après tout, donner la parole aux acteurs, avant d’essayer de conclure quoi que ce soit à leur sujet, peut être une bonne méthode lorsque l’on défriche un mouvement ou un courant social encore trop peu stabilisé. Quel est le contenu de la transition ? Quelles sont les marches à suivre ? Quels sont les résultats visés, d’ailleurs est-ce bien des résultats précis qui sont visés ou plutôt la diffusion de valeurs, d’attitudes, qui sont déclinables en autant d’actions aussi diverses qu’il y a de contextes (ville, campagne, nord, sud, etc.) ? Pour affronter cette diversité et pour coller au mieux aux pratiques, recueillir des témoignages nous a paru la seule manière de proposer une définition sans l’imposer, puisqu’il n’y a pas, aujourd’hui, de formulation théorique qui fasse consensus. Mettre l’accent sur la pratique, c’est de toute façon ce que font les acteurs eux-mêmes, revendiquant souvent dans leurs témoignages la nécessité du do it yourself. Le choix des expérimentations a été intuitif et largement fonction des réseaux auxquels nous avons accès, qui ne font sans doute pas le tour de toutes les expériences possibles mais offrent déjà un large éventail d’actions.
Ainsi Cyrielle Den Hartigh évoque le « faire » de lance de la transition que sont les jardins partagés. Un entretien avec Stéphanie Cabantous nous présente ensuite le mouvement des Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) qui depuis plus de dix ans se développe et défend un projet économique et alimentaire à généraliser. « Agir local pour penser global » est le mot d’ordre que l’on retrouve dans les propos échangés à l’occasion d’une table ronde sur les reprises d’entreprises avec François Longérinas et Maxime Quijoux. Enfin, le texte d’Anna Bednik s’intéresse aux luttes extractives et pose la question des limites de la transition.
Un deuxième moment de notre dossier fait le pari que les expériences sont assez nombreuses, et présentent un esprit affinitaire assez affirmé, pour que le risque de la réflexion et de la synthèse soit tenté à leur sujet. Là encore, rien de définitif, seulement des tentatives, des éclairages, des « aventures d’idées ». Francis Chateauraynaud et Josquin Debaz montrent comment l’enjeu des gaz de schiste conduit les individus à se réapproprier leur avenir énergétique.
Dans une analyse plus large, Christian Jonet et Pablo Servigne, tout en reconnaissant l’originalité de la démarche des villes en transition, en montrent aussi les limites. Vincent Gerber souligne la parenté entre différents types de mouvements revendiquant des étiquettes différentes mais ayant plus ou moins le même contenu (décroissance, transition, municipalisme libertaire, etc.). Il suggère quelques hypothèses concernant la marginalisation du signifiant « socialisme », qui aurait encore convenu il y a quelques décennies. Jérôme Ferret apporte un témoignage éclairant, quant à la nature de ces mouvements, en s’intéressant aux Indignés espagnols. Et si c’étaient moins les mouvements qui manquaient d’efficacité que les lunettes des analystes, dans leur tentative pour les saisir et les conceptualiser ?
Enfin, Fabrice Flipo propose quelques ressources conceptuelles, à trouver chez Jean-Paul Sartre et Serge Moscovici. Poser des actes dans l’espace public, c’est déjà s’engager, c’est être le changement que l’on veut voir advenir dans le monde. Ce simple fait visible de tous a des effets indirects, latéraux, sur la société dans lequel il se produit.
Le rapport aux institutions établies semble plutôt de nature « transductive », pour reprendre un terme utilisé par Simondon : ce que l’on fait, dans ces démarches, n’est pas seulement pour soi mais aussi pour influencer le cours du monde, aussi loin que possible. L’action ne vise pas seulement le résultat immédiat mais indirectement toute conscience qui pourrait être frappée par sa démarche – d’où l’importance d’ailleurs de l’ouverture et l’inclusivité, nul ne saurait être exclu sur la base de ses seules appartenances institutionnelles ou politiques, bien que de toute évidence ce genre de démarche soit animée par des militants qui ne sont pas à la droite de l’échiquier politique.
Cette influence est-elle réelle ? Quelle forme prend-elle ? Est-il juste de parler « d’influence », ou bien plutôt de « filiation » ? Les collectifs sont-ils aussi ouverts qu’ils le prétendent ? N’ont-ils pas tendance à perdre de vue cet objectif et à se refermer sur le localisme ? C’est la troisième partie de ce dossier, qui s’intéresse à la « pollinisation » des politiques publiques, là encore avec le souci de laisser la parole aux acteurs.
L’expérience de l’association Virage-énergie Nord-Pas-de-Calais racontée par Gildas Le Saux nous présente une mobilisation citoyenne portant l’idée de transition énergétique qui a cherché l’influence des politiques publiques. L’article de Joseph Bourez, Lucas Durand, Pascal Mao et Nicolas Senil présente un projet de prospective collaborative en Ardèche : à travers plusieurs scénarios de développement ce sont plusieurs trajectoires du futur énergétique du territoire qui se dessinent et montrent avec humour les conséquences des différents choix. Dans son article Sylvère Angot expose les principes et le fonctionnement de deux politiques publiques « écologiques » – les Agendas 21 et les Plans climat énergie territorial (PCET) – et présente les limites de l’influence citoyenne sur des dispositifs très normés. Enfin, Lydie Laigle s’intéresse aux formes de réappropriation sociale de l’écologie en rappelant la voie de l’empowerment ou tout l’intérêt qu’ont les politiques publiques à s’appuyer sur la capacité d’agir des individus.
Ce dossier nous a permis de nous forger une double conviction : oui, ces mouvements, dont le contour exact reste flou, sont « efficaces », au sens où ils produisent des changements que les autres ne produisent pas, et cela sur des questions – alimentation, agriculture, énergie – tout aussi urgentes que des enjeux plus médiatisés comme les retraites ou le mariage pour tous. De plus, ils agissent de manière latérale et indirecte sur le pouvoir, ne demandant pas une loi ou une modification claire de la législation. Ils cherchent ainsi davantage à diffuser des pratiques et des analyses, sans s’interdire cependant le moment législatif, quand celui-ci sera jugé opportun. Mais ces deux observations ne sont pas une conclusion ; elles invitent plutôt à s’intéresser davantage à ces mouvements.
Bernard Charbonneau et le mouvement Initiatives de Transition
Christian Roy
Une lecture du Manuel de Transition de Rob Hopkins à la lumière de Bernard Charbonneau
Lancé vers 2005 dans les Îles britanniques comme une réponse applicable localement au défi global du pic pétrolier et du changement climatique, impliquant une décroissance irréversible, le réseau international des Villes et communautés en Transition retrouve et met en application nombre des principes, stratégies et tactiques élaborés tout au long de sa vie par Bernard Charbonneau en vue d’une « révolution immédiate » de nature écologique et personnaliste. Ses écrits à ce sujet sont confrontés ici au Manuel de Transition de Rob Hopkins.
Dans La Planète et le canton, essai paru en 1991 sous le titre imposé par l’éditeur de Sauver nos régions, Écologie et sociétés locales, Bernard Charbonneau écrivait : Ce qui a jusqu’ici manqué au mouvement écologique, c’est moins un but à long terme qu’un chemin pour l’atteindre; il entrevoit vers quoi se diriger, mais voit moins bien comment. S’il sait vers quoi se diriger, trop souvent son programme se réduit à un catalogue de désirs et de rêves, illustré de quelques gadgets verts. Une politique agricole pourrait lui donner ce poids de réalité qui lui manque. Un programme qui n’est pas une affiche de propagande a forcément pour fonction d’assurer la transition : le passage entre le passé et l’avenir; or la politique agricole est précisément le domaine ou il s’opère tout naturellement : la transformation immédiate des pratiques où l’agriculture biologique aurait son mot à dire y est inséparable de la révolution des structures politiques et sociales. (Charbonneau 1991, 184-5)
Bien qu’il évite en général le vocabulaire de la révolution, une initiative qui a su canaliser les meilleurs espoirs de transformation sociale du mouvement écologique s’inscrit de fait dans le prolongement d’une politique agricole résolument différente. Le modèle de Transition a été créé par Rob Hopkins en 2005 dans le cadre d’une formation en permaculture au Kinsale Further Education College en Irlande. Il a été mis en pratique pour la première fois l’année suivante, en 2006, à Totnes en Angleterre. Il consiste à semer hic et nunc les germes de formes sociales « résilientes », plus durables et plus humaines que celles basées sur ce « développement exponentiel » que dénonçait Charbonneau, et partant, propres à leur survivre, une fois que le pic du pétrole, conjugué aux effets du changement climatique, aura dissipé le mirage d’une « croissance indéfinie dans un monde fini » (Charbonneau 1990). Ce modèle a pour but d’aider les personnes intéressées à faciliter la transition de leur communauté en leur proposant une base sur laquelle s’appuyer pour entamer le processus.
Il existe aujourd’hui plus de 250 initiatives locales de Villes et communautés en Transition (voir leur site villesentransition.net) dans une quinzaine de pays et la liste s’allonge presque chaque semaine. La Transition comme mouvement constitue sans doute la plus prometteuse des « réactions des sociétés face aux défis posés par Bernard Charbonneau », répondant notamment à son souhait d’une « internationale des provinces et des villages » (Charbonneau 2009, 189), des communes et des quartiers (Charbonneau 1991, 173) contre la liquidation productiviste de la nature et de la liberté qui s’y conjoignent au mieux. Parmi les points de contact et de contraste avec la démarche de Bernard Charbonneau que je relèverai ici dans le Manuel de Transition de Rob Hopkins, dont j’ai collaboré à la traduction française, il convient d’abord de noter que la permaculture y joue un rôle de noyau doctrinal comparable à certains égards à celui du personnalisme dans les groupes du Sud-Ouest d’Amis d’Esprit où Charbonneau le premier, assisté de Jacques Ellul, formula le projet d’une écologie politique radicale comme position révolutionnaire originale, ainsi que l’ont démontré mes travaux historiques sur ce « personnalisme gascon ».(Roy 1990, 1992, 1997, 1999, 2008)
Mais il s’agissait d’abord dans leur cas d’une posture morale d’opposition pour ainsi dire volontariste à la société technicienne triomphante, alors que le point de départ de la Transition contemporaine est à la fois plus pragmatique et plus contingent, même s’il implique « la révolution des structures politiques et sociales » qu’appelle pour Charbonneau l’agriculture bio, ainsi que le rôle promis à l’agriculture urbaine. (Charbonneau 1991 : 194, 2009 : 208)
La permaculture a été conçue dans les années 1970, au moment de la première crise pétrolière, en tant qu’« agriculture permanente » délaissant la culture annuelle et la monoculture au profit de systèmes à plusieurs paliers utilisant des arbres et des plantes pérennes productifs et utiles. Sa pratique ne s’est pas longtemps limitée aux systèmes agricoles, car il devenait clair qu’une alimentation viable ne pouvait être obtenue sans une multitude d’autres éléments qui constituent une société —l’économie, le bâtiment, l’énergie et bien d’autres. (Hopkins 2010, 138)
Charbonneau pourrait aussi bien évoquer les grandes lignes de la permaculture quand il soutient que « L’agriculture peut résoudre les contradictions de la société industrielle ». Rétablir une agriculture, cela implique que l’essentiel du secteur agricole et forestier soit rendu à des paysans pratiquant la culture (et non l’exploitation) non épuisante des sols, en fonction des conditions locales, par l’assolement, l’amendement, le compost et le fumier, l’élevage de plein air. Le procédé mécanique ou chimique, sans être exclu par principe, ne peut être qu’un « rajoutis » dont seule l’expérience locale dira jusqu’où l’utiliser (…) sans nuire à la nature et à la qualité. Cela suppose que la priorité soit accordée au machinisme léger sur le lourd, au procédé naturel sur la chimie, à la polyculture sur la monoculture épuisante. Et que le paysan vivant sur et de sa terre, ni trop petite ni trop grande, remplace le prolétaire ou le capitaliste de l’exploitation agrochimique. (Charbonneau 1991, 181-2)
David Holmgren, co-inventeur du concept de permaculture, le réactualisa au début du siècle en fonction du pic pétrolier, au même moment où Hopkins eut recours à ses principes pour formuler une réponse à ce défi dès qu’il prit conscience de cette limite objective à la croissance, impliquant la fin imminente de la société industrielle mondialisée. À la différence de Charbonneau, Hopkins ne craint pas tant la consolidation totalitaire du système, dont le déploiement à grande échelle deviendra avant longtemps physiquement impossible, que l’inévitable chaos de son fatal effondrement et des soubresauts qui l’accompagneront. C’est ainsi que « les Initiatives de Transition sont fondées sur quatre prémisses de base : »
1) Nous ne pourrons éviter de vivre en consommant beaucoup moins d’énergie. Il vaut mieux s’y préparer que d’être pris par surprise.
2) Nos établissements humains et nos communautés manquent de la résilience nécessaire pour survivre aux importants chocs énergétiques qui accompagneront le pic pétrolier.
3 ) Nous devons agir collectivement et nous devons le faire maintenant.
4) En stimulant le génie collectif de notre entourage pour concevoir en avance et avec créativité notre descente énergétique, nous pouvons construire des modes de vie plus interreliés, plus enrichissants et qui reconnaissent les limites biologiques de notre planète.
La Transition vers l’après-pétrole retrouve ici comme planche de salut au milieu du naufrage économique les objectifs politiques du personnalisme gascon qui, dès 1935-36, réclamait en conclusion de son Manifeste en 83 points, rédigé par Charbonneau et Ellul, « UNE CITÉ ASCÉTIQUE POUR QUE L’HOMME VIVE », dans ce qu’il faut considérer comme le premier appel à la décroissance, ou tout au moins à la limitation de la croissance au nom d’un minimum vital équilibré et holistique pour chacun, qui « soit à la fois matériel et spirituel. L’homme crève d’un désir exalté de jouissance matérielle, et pour certains de ne pas avoir cette jouissance, » (82º) si bien que le problème de la révolution se pose ici « sur le plan de la civilisation elle-même. Sur le plan des mœurs, des habitudes, des façons de penser, sur la vie courante de chacun de nous, sur son journal et son repas ». (81º)
Si la Transition suppose la révolution sans phrase d’une décroissance qui se produira d’elle-même par la force des choses que cela nous plaise ou non, c’est pour aussitôt ajouter qu’il ne tient qu’à nous que cette décroissance soit purement brutale ou richement conviviale : une occasion d’accomplissement à saisir au milieu des périls comme la meilleure façon de les traverser, en vue d’une vraie vie et non de la simple survie.
Un avenir plus pauvre en pétrole pourrait, si l’on y consacre à l’avance assez de réflexion et d’imagination, être préférable à notre présent. Un futur plus sobre en énergie et plus résilient ne signifie pas forcément de jouir d’une qualité de vie inférieure à celle du présent. Au contraire, un avenir où l’économie locale serait revitalisée posséderait bien des avantages par rapport au présent, entre autres une population plus heureuse et moins stressée, un environnement amélioré et une stabilité accrue. (Hopkins 2010, 132-3)
L’avenir relocalisé qu’envisage Charbonneau pour des raisons éthiques implique de même « l’association de l’industrie à l’agriculture » pour « aider les campagnes et les pays à revivre », sur la base « d’une autre technologie, plus légère, qui utiliserait l’eau sans la souiller, » à l’exemple des « moulins qui contribuent à l’agrément et à la stabilité des cours d’eau ». (Charbonneau 1991, 189)
Une telle industrie aurait l’avantage de peupler l’espace en utilisant plus de main d’œuvre; si celle-ci n’est pas exploitée, exercer ses muscles et son habileté serait-il plus pénible que de presser à longueur de journée sur un bouton ? Imaginons que l’on réintègre dans un travail personnel et diversifié la part de jeu que satisfait à grands frais l’industrie du loisir et des transports : au bout du compte on s’apercevrait peut-être qu’un travail industriel ainsi humanisé est autrement rentable et productif que la tâche totalement organisée; et l’on aurait mis fin à cette schizophrénie du travail et du loisir qui dissocie l’homme. Mais cette nouvelle industrie relèverait plutôt de l’artisanat, l’industrie lourde nécessaire, objet d’un service social, étant strictement cantonnée dans sa « zone industrielle ». Comment d’ailleurs pourrait-il y avoir une société locale sans artisans établis sur place? (Charbonneau 1991, 181-2)
C’est aussi à eux que s’adresse explicitement Hopkins dans la perspective d’une Transition en douceur vers l’après-pétrole : Le pic pétrolier est pour moi un appel aux maraîchers et aux pépiniéristes des chemins de campagne embrumés, aux ébénistes et aux fabricants de chaises des boisés, aux installateurs d’éoliennes individuelles sur les collines battues par les vents, afin qu’ils apportent toutes les merveilleuses compétences qu’ils ont accumulées et l’expérience qu’ils ont gagnée au cours d’années de pratique et d’observation à l’endroit même où la majorité de la population commence à réaliser que les choses ne vont pas bien. Je les implore d’apprendre de nouvelles façons de communiquer avec les gens ordinaires, dans un esprit de service, et d’essayer d’entrer en relation avec les autres à une échelle sans précédent. (Hopkins 2010, 138)
Cette exhortation de Hopkins constitue la réponse de son mouvement de Transition à la critique d’Eric Stewart de la permaculture dont elle tire ses fondements philosophiques, en vue de corriger le déséquilibre qu’y constate cet auteur entre « deux impulsions potentiellement opposées : l’une implique un retrait de la société et l’autre implique de travailler à la transformation de la société ». (Cité dans Hopkins 2010, 138)
Il est aisé de retrouver la même tension aux origines et dans le sillage du personnalisme gascon, entre, d’une part, l’exigence de rupture avec la société existante dont témoigne le modèle initial des camps de réflexion dans la nature et, d’autre part, l’insertion dans un large mouvement citoyen moins idéologique à base pragmatique tel que les comités de défense de la côte aquitaine. Le 37e des 83 points des Directives pour un manifeste personnaliste de Charbonneau et Ellul déclare sans ambages : La Révolution personnaliste se fera sous la forme d’une Société achevée à l’intérieur de la Société actuelle, ayant sa position complète hors des cadres du monde actuel. Cette société doit être une société personnaliste avant que les éléments de la société actuelle qui sont en contradiction et en lutte les uns avec les autres disparaissent. Puisque nous ne pouvons lutter directement contre eux, il faut que nous nous en passions et que nous attendions leur destruction par eux-mêmes. Le personnalisme est une société révolutionnaire qui prépare les cadres d’une société future.
Ce modèle fonctionnel d’une nouvelle société est destiné à s’imposer plus généralement en surnageant parmi le naufrage de l’ancienne, n’y ayant jusque là qu’une présence discrète, comme celle d’humbles mammifères prêts à remplir les niches écologiques laissées vacantes par l’extinction massive des dinosaures. Le discours révolutionnaire en moins, on trouve de semblables présupposés dans cette citation de David Ehrenfeld que Hopkins met en évidence en marge de son énoncé des « Six principes qui sous-tendent le modèle de Transition » : Notre tâche la plus urgente est de créer une structure fantôme économique, sociale et même technologique qui sera prête à prendre la relève quand le système actuel tombera en panne. (Cité dans Hopkins 2010, 139)
Si (38º) « cette société devra avoir le moins de points communs possibles avec la société actuelle » selon les personnalistes gascons, une semblable attitude est précisément ce qui pour Hopkins pose problème dans « la permaculture telle que Holmgren l’a redéfinie », soit « un mouvement qui propose le système de conception et le fondement philosophique pour une société après le pic, tout en ayant le tort, selon Stewart, de se maintenir à distance de cette société ». (Hopkins 2010, 138)
Cela vaudrait sans doute aussi pour le personnalisme gascon, avec son exigence d’une « forte formation doctrinale ». Or « il s’agit moins en cela de l’établissement d’une série de dogmes que de la création chez tous les membres d’une nouvelle mentalité » sur la base d’« un pragmatisme » (42º) jugeant des principes à leurs conséquences, inséparable d’une action qui « doit surtout être un style de vie » (45º), par la « création de nouvelles habitudes. Ainsi prenant l’étude de la culture du blé, il s’agira non pas d’étudier une politique mondiale du blé, mais une culture du blé dans le Béarn, ex. : une politique personnaliste du blé ».(46º) Ceci a pour but de diriger l’économie « vers d’autres fins qu’elle-même : la préservation de la terre et des libertés » ; or Charbonneau sait de quoi il parle quand il écrit encore dans Le Feu vert que « celui qui n’oublie ni les fins ni le poids des moyens ne peut qu’être accablé par l’énormité des problèmes que pose un tel virage ». (Charbonneau 2009, 122)
Hopkins part lui-même du constat « que parmi les principaux obstacles à l’implication se cachent les sensations d’impuissance, d’isolement et d’écrasement que les problèmes écologiques créent souvent. Ces problèmes ne placent pas les gens dans une position d’où ils peuvent agir, que ce soit en tant qu’individu ou que communauté ». (Hopkins 2010, 140)
Charbonneau semble avoir mis de l’eau dans son vin quand il en vint à écrire son Autocritique du mouvement écologique, car pour lui comme pour Hopkins, même sans l’horizon du pic pétrolier, « bien que l’urgence soit criante, un tel demi-tour ne pourra se faire que très progressivement après maints conflits et compromis avec les grands intérêts et les habitudes du public (ne pensons qu’à l’auto), les mythologies, entre autres les passions idéologiques et nationalistes. Pour s’attaquer les yeux ouverts à un tel adversaire, l’espoir est une aide bien maigre, il faut la foi dans le sens et la nécessité de l’entreprise ». (Charbonneau 2009, 205)
Pour Hopkins en revanche, l’approche de Transition est « motivée par l’espoir, l’optimisme et l’action préventive » (Hopkins 2010, 133), ayant volontiers recours à des idées venues de la psychologie pour « exploiter la puissance d’une vision positive » (Chapitre 7) tout en appliquant au pétrole des « acquis dans le domaine du traitement des dépendances » pour « aider le mouvement écologiste à comprendre le processus de changement » (Hopkins 2010, 92).
C’est un peu la réponse de la Transition à la question angoissée de Charbonneau : comment faire accepter le demi-tour de la décroissance « sans faire sauter une machine organisée en fonction de tout autre principe? On n’aura sans doute jamais assez de fermeté sur les fins et d’empirisme sur les moyens » (Charbonneau 2009, 122) pour « freiner une économie en chute libre sans faire exploser le moteur ou rentrer dans le décor », tout en s’efforçant de « réintégrer sans drame dans l’écosystème terrestre des monstres soi-disant urbains de plus de dix millions d’habitants ». (Charbonneau 2009, 205)
Les méthodes psychologiques de Transition semblent faire leurs preuves pour éviter la panique et le défaitisme et inspirer le courage et la patience d’entreprendre cette manœuvre délicate d’une portée gigantesque par petits pas constructifs. Mais si elles rejoignent l’accent mis par Charbonneau sur les obstacles que rencontre le changement en chaque sujet personnel, c’est sans l’acuité existentielle avec laquelle le moraliste français met en lumière ces débats intérieurs, ni surtout les mettre en rapport explicite avec les conditionnements extérieurs que déploie pour les dévier
La société médiatisée, telle qu’analysée dans un ouvrage inédit de 1987 qui développe certains aperçus du Feu vert. (voir Roy 2010) La « liste des outils du Manuel de Transition comprend ainsi un guide pour « écrire un bon communiqué de presse » (no 8), selon les règles des médias permettant d’y faire passer l’information qu’on cherche à faire circuler. Il importe certes de les connaître afin de s’en servir en connaissance de cause, mais cette approche instrumentale néglige leur ambivalence fondamentale, comme s’ils étaient par nature neutres, et non des rouages vitaux du système plus vaste qu’on cherche à circonvenir. N’empêche, la Transition a aussi tout le temps d’apprendre :
Cela ne se fera pas en un jour comme ces révolutions qui, prétendant tout changer en un tour de main, sont sans lendemain. Qu’importe que celle-ci dure cent ans ou mille ans si elle rend le temps à la terre, c’est sa direction qui compte. Faire baisser le taux de croissance pour rétablir l’équilibre, comme l’écrit C. Amery, cela peut commencer dès à présent dans le cabinet de l’industriel, du savant ou du penseur révolutionnaire, au garage, à la table et au jardin du Français moyen, dans le champ de la communauté ou à la réunion locale du syndicat. La route infinie commence à nos pieds. (Charbonneau 2009, 205)
La Transition se présente bien comme le genre de « Révolution immédiate » que s’est voulu le personnalisme gascon, commençant dès maintenant dans le lieu et le milieu où l’on vit : une « utopie-topique », comme Charbonneau désignait l’écologie au chapitre 11 du Feu vert. En même temps, ajoutait-il, Un changement social aussi fondamental n’est pas un happening ni même une fête destinée à purger la société des pulsions qui la menacent, c’est une entreprise énorme et de longue haleine qui demande au moins autant d’objectivité et de raison que la gestion de la Régie Renault. (Charbonneau 2009, 170)
Non que la fête n’ait son rôle social intégré dans les deux modèles. Depuis sa critique des congrès personnalistes du mouvement Esprit dans les années 1930 qui l’amena à s’en détacher pour privilégier la formule des camps de réflexion en pleine nature, Charbonneau a toujours insisté sur l’importance de « créer des formes de réunion, de communication et de manifestation proprement écologiques. La révolte de Mai fournit quelques exemples, bien que trop spectaculaires, de cet effort d’imagination (presse parallèle, radios clandestines, style de certaines manifs) ». (Charbonneau 2009, 186) Le mouvement de Transition n’hésite pas quant à lui à emprunter par exemple au management la « technologie » brevetée du Forum ouvert (Open Space), à côté de mises en situation d’inspiration psychologique.
Le modèle de Transition utilise ces idées pour, premièrement créer une vision positive, deuxièmement créer des espaces où les gens peuvent, en toute sécurité, parler, assimiler et ressentir comment ces questions les affectent et troisièmement valider les démarches et les actions que les gens ont entreprises tout en intégrant au processus autant d’occasions de fêter les réussites que possible. Ces rassemblements, où se développe le sentiment de ne pas être la seule personne au monde consciente du pic pétrolier et du changement climatique ni la seule à en être effrayée, sont très puissants. Ils permettent aux gens de sentir qu’ils participent à un effort collectif, qu’ils font partie de quelque chose de plus grand qu’eux. (Hopkins 2010, 140)
Charbonneau prévoyait le même genre de rôle pour les « rites, fêtes ou cérémonies qui symboliseraient l’association » (Charbonneau 2009, 188) écologique dans son projet d’« ordre écologique », déjà esquissé en détail avant-guerre dans un cadre personnaliste, où celle-ci « deviendrait le prototype de la société respectueuse de la nature et de la liberté à venir. Mais ce ne serait pas une société idéale, seulement bien réelle, qui tiendrait compte des possibilités de la situation et de ses membres. »
Comme le réseau de Transition pourrait bien être en passe de le faire au sein de la mouvance écologique, « vis-à-vis du parti écologique elle remplirait la fonction d’une autorité face au pouvoir à la manière d’une Église face à l’État, bien que ces deux termes méritent quelque réserve ». (Charbonneau 2009, 187)
La formation des initiateurs de Transition est certes rigoureuse et prescrit un certain nombre d’étapes pour l’accréditation et le développement des groupes, répondant jusqu’à un certain point à l’idée chère à Charbonneau d’un « ordre écologique » comme institution, véritable cléricature du mouvement en vue d’un nouvel ordre social. La Transition se méfie cependant de l’institutionnalisation du rôle des fondateurs au sein d’une initiative locale et prévoit de le limiter dans le temps. La première des 12 étapes de Transition consiste ainsi à « Constituer un groupe initiateur et planifier dès le départ sa dissolution. » (Hopkins 2010, 146)
En revanche, pour ce qui est de l’étendue dans l’espace, « il n’y a pas de formule magique concernant l’échelle, » car pour Hopkins, « le niveau idéal pour une Initiative de Transition est celui que vous sentez pouvoir influencer ». Il est donc déconseillé de commencer par l’échelle régionale ou nationale. « Certes, il pourrait arriver à une étape ultérieure que l’éventail de groupes d’une zone géographique donnée ressentent le besoin de se réseauter pour améliorer leur efficacité, mais il faut que ce réseau émerge d’une base de communautés de Transition intenses, plutôt que d’être créé à l’avance (…). » (Hopkins 2010, 143)
Charbonneau n’en disconviendrait pas, prévoyant même une limite « spatiale » de nombre —plutôt que « temporelle » de mandat— à la constitution des groupes. Il garde néanmoins toujours à l’esprit que, tant pour la société écologique que pour l’association qui la préfigure, l’« organisation naturelle est la fédération, » dont l’horizon est global en vertu même de son enracinement local.
C’est-à-dire une base de cellules enracinées dans leur lieu : comités de village ou de pays, clubs de bourgade ou de quartier. La nécessité de leur maintenir une taille humaine (…) force à envisager un numerus clausus au-delà duquel un autre groupe devrait se fonder. Ces sociétés locales seraient réunies comme d’autres à l’échelon régional, national et international, où les responsables locaux auraient l’occasion d’élargir leur horizon, de se connaître, de confronter leur expérience et de coordonner leur action. (Charbonneau 2009, 189)
C’est un peu ce qui se passe au niveau international du réseau de Transition et de ses subdivisions, telle que sa branche francophone en formation, où l’on peut imaginer avec Charbonneau qu’« un Suisse ou un Belge mettra à juste titre l’accent sur les dégâts commis par l’entreprise privée et le gouvernement provincial, alors qu’un Français insistera sur les méfaits de l’État central et de l’Aménagement du territoire. Ainsi les uns et les autres pourraient-ils s’enseigner mutuellement en montrant comment le capitalisme privé et l’État se combinent et se combineront de plus en plus ». (Charbonneau 2009, 189)
Ce serait là l’occasion d’une prise de conscience de ce qui les unit par-delà leurs horizons culturels et idéologiques parfois divergents dans un projet commun inclassable, si ce n’est en tant que foncièrement personnaliste.
Au contraire d’une économie politique qui socialise l’individu et étatise la société, l’écologie politique personnalise la société et socialise l’État, car elle n’est pas capitaliste ou socialiste, elle est ailleurs. Mais elle n’échappera pas plus à certaines nécessités économiques qu’à un minimum de direction de l’économie par l’État. Seulement, ce ne sera pas le même. Et comme elle portera sur le développement de la science et de la technique qui détermine celui de l’économie, cette direction en sera une. Cette intervention de l’État, prudente et méfiante, parce que cette fois vraiment pratiquée aux fins de son dépérissement, sera particulièrement nécessaire durant la période de transition : comme les arbres, les sociétés et les hommes ont besoin d’un tuteur en attendant de repousser. (Charbonneau 2009, 204)
En dépit du modèle d’anarchie privilégié par l’auteur du réquisitoire de L’État, Bernard Charbonneau envisageait sereinement le rôle qu’un gouvernement central serait appelé à jouer dans un processus de transition vers l’après-développement. Peut-être aurait-il pu en venir à admettre l’engagement constructif avec les pouvoirs en place que préconise le modèle de Transition, en commençant par l’échelon local, sans désespérer pour autant du niveau national, une fois le processus bien lancé et que l’impossibilité de gérer le désordre établi comme si de rien n’était sera devenu patente sous l’effet des crises imminentes. Pour Hopkins, la puissance du processus de Transition réside dans sa capacité à créer une véritable dynamique dirigée par les communautés qui se relie ensuite à la politique locale, mais à ses conditions. (…)
Il est important que les Initiatives de Transition opèrent indépendamment des élus locaux, du moins au début. Par définition, une Initiative de Transition ne peut pas être conçue et dirigée par le conseil municipal, mais est un projet où le soutien actif et enthousiaste de l’administration locale vaut son pesant d’or. (Hopkins 2010, 142)
C’est ce qu’on pourra voir par exemple dès le deuxième weekend de formation officielle pour initiateurs de Transition au Québec les 14 et 15 mai prochains dans la petite ville industrielle de Drummondville, où le député local à l’Assemblée nationale, Yves-François Blanchet, sera non seulement présentateur, mais contribuera aux frais d’inscriptions de ses concitoyens. Un tel empressement semble même brûler les étapes prescrites par Hopkins, pour qui, « au lieu de se perdre dès le début dans le dédale de la rédaction et de la mise en application des politiques à l’échelle locale, les premiers pas décisifs sont plutôt d’amener la communauté à une prise de conscience et de bâtir une énergie collective autour du projet ». Ce n’est qu’ensuite en principe que « l’administration locale voudra faire partie du processus parce qu’elle constatera que c’est là où l’énergie et des façons de voir innovantes se déploient ». (Hopkins 2010, 143)
Mais aussi parce que c’est là que des raisons communes rassembleuses se dessinent comme base d’un nouvel art de vivre ensemble à long terme ; ce n’est qu’ainsi qu’un mouvement en vient à faire société, captant insensiblement l’autorité de définir et mettre en œuvre les orientations de la cité. C’est pour cela que Rob Hopkins voit dans l’inclusivité le second des « six principes qui sous-tendent le modèle de Transition », le premier étant « une vision claire et attrayante du résultat souhaité ». (Hopkins 2010, 139)
Ainsi, pour citer le reportage d’un journal local de Drummondville, « le Réseau de villes et villages en transition favorise l’émergence de groupes dans les communautés du monde, afin que des citoyens issus de tous les secteurs (affaires, communautaire, environnemental, transport, commercial, élus, santé et tourisme) trouvent ensemble des solutions pour construire des sociétés écologiques et résilientes ». (Tremblay 2011)
Nous ne pouvons relever d’aussi vastes défis que ceux du pic pétrolier et du changement climatique en choisissant de rester dans nos zones de confort : les « verts », ne parlant qu’à d’autres « verts », les gens d’affaires à d’autres gens d’affaires, et ainsi de suite. L’approche de Transition cherche à favoriser un niveau de dialogue et d’intégration rarement atteint auparavant et elle a commencé à mettre au point des méthodes innovantes pour y arriver. (Hopkins 2010, 139)
Il se peut donc bien qu’à la faveur du moment révolutionnaire objectif que nous ménage le pic pétrolier, dont Charbonneau chercha en vain l’équivalent éthique aux beaux jours du développement exponentiel, la Transition soit en passe de réaliser sans tambours ni trompettes la révolution immédiate qui donnait sens à sa vie. Mais si elle doit passer par l’inclusivité, elle ne saurait faire l’économie d’une prise de conscience des principes apparemment opposés qu’il lui revient de concilier non seulement dans le ciel des idées, mais sur le plan des mentalités, dans le secret des personnalités. C’est l’un des grands mérites de Bernard Charbonneau que d’y avoir insisté dans son Autocritique du mouvement écologique, soulignant qu’il lui faut s’assumer comme « révolution conservatrice » ou « conservatisme révolutionnaire » (Charbonneau 2009, 170), à ne pas confondre avec le « progressisme réactionnaire » ou « réaction progressiste » qui, fût-ce en les exacerbant, « cumule et confond le mensonge de droite et celui de gauche » en vertu d’un « nihilisme de l’agir pour agir ». Pourtant, soutient-il, « si l’on retourne à leur origine, les valeurs de droite et de gauche, loin d’être opposées, sont complémentaires. C’est la reconnaissance des exigences de la nature et de la société, l’enseignement du passé qui fait de l’idéal de liberté et d’égalité autre chose qu’un rêve. Ce dépassement et ce ressourcement de valeurs jusque là opposées, l’écologie les a entrepris en mettant l’accent sur la nature contre le ‘progrès’ ». (Charbonneau 2009, 192-3)
L’écologisme est donc « à la fois révolutionnaire parce qu’il réclame un changement de sens radical de la société, et conservateur », puisque « sur le terrain le mouvement écologique défend ce qui est : ces arbres, ces villages, cette culture. » « Il ne doit pas avoir honte d’être conservateur, loin de là, il doit arracher ce terme à une droite qui ne conserve plus rien du trésor accumulé par la terre et les hommes ». (Charbonneau 2009, 167-8) Seulement, « parce que le principe du désordre établi est aujourd’hui le pillage de l’existant, sa défense est révolutionnaire ». (Charbonneau 2009, 195)
Malgré sa discrétion et son accent pragmatique, on ne saurait donc dénier ce caractère révolutionnaire au modèle de Transition, qui a su trouver le juste milieu entre utopisme évasionniste et pseudoréalisme politicien sur la voie duquel Charbonneau chercha à guider le mouvement écologique, en mettant en pratique cette citation de Joel Barker en exergue du tout premier Plan de descente énergétique de Kinsale : Une vision sans action n’est qu’un rêve; de l’action sans vision ne fait que passer le temps; la vision conjuguée à l’action peut changer le monde. (Hopkins 2010, 129)
Références bibliographiques
Article de revue
CHARBONNEAU, B.; ELLUL, J. (1999), « Directives pour un manifeste personnaliste », Revue française d’histoire des idées politiques, n° 9.
ROY, C. (1992) « Aux sources de l’écologie politique : le personnalisme ‘gascon’ de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul », Annales canadiennes d’histoire, XXVII, avril, pp. 67-100. Trad. italienne: Trasgressioni. Rivista quadrimestrale di cultura politica, n° 33, hiver 2002, pp. 77-109.
ROY, C. (1999) « Ecological Personalism: The Bordeaux School of Bernard Charbonneau and Jacques Ellul », Ethical Perspectives, vol. VI, n° 1, avril, pp. 33-44, résumé comme le document n° 698481 du vol. 36 de The Philosopher’s Index (2003).
Ouvrages
CHARBONNEAU, B. (1980, 2009) Le Feu vert. Autocritique du mouvement écologique. Préface de Daniel Cérézuelle. Paris : Karthala, Lyon: Parangon/Vs, collection «L’Après-développement» dirigée par Serge Latouche, 224 p.
CHARBONNEAU, B. (1987) L’État. Paris : Economica, 450 p.
CHARBONNEAU, B. (1973, 1990) Le système et le chaos. Critique du développement exponentiel. Paris: Anthropos; Economica, 290 p.
CHARBONNEAU, B. (1991) Sauver nos régions. Écologie et sociétés locales. Préface de Pierre Samuel. Paris : Sang de la terre, collection «Les Dossiers de l’écologie», 200 p.
HOPKINS, R. (2010) Manuel de Transition : de la dépendance au pétrole à la résilience locale. Traduction de HOPKINS, R. (2008). The Transition Handbook. Totnes, Devon : Green Books. Préface de Serge Mongeau. Coordination de l’édition en français par Michel Durand. Montréal: Écosociété, collection «Guides pratiques», 216 p.
Chapitres d’ouvrages
ROY, C. (1997) « Entre pensée et nature : le personnalisme gascon », in PRADES, J. (dir.), Bernard Charbonneau. Une vie entière à dénoncer la grande imposture, Ramonville Saint-Agne : Érès, pp. 35-49.
ROY, C. (2008) «Charbonneau, Bernard», in PAVAN, A. (dir.) Enciclopedia della persona nel Xx secolo. Naples: Edizioni Scientifiche Italiane.
Publications électroniques
ROY, C. (1990) Nature et Liberté: le combat solitaire de Bernard Charbonneau, Vice Versa, n° 30, pp. 12-14. [En ligne] URL : http://www.viceversamag.com/viceversa-1983-97.
ROY, C. (2010) Société médiatisée et Transition écologique: L’information-publicité-propagande selon Bernard Charbonneau, Global Media Journal, vol. 3, n° 2, pp. 91-98. [En ligne] URL : http://www.gmj.uottawa.ca/1002/v3i2_roy_e.html.
TREMBLAY, L. (2011) Une formation de calibre international s’organise en lien avec la consommation de pétrole, L’Express, [En ligne] URL :