Aller au contenu

L’écologisme radical des Villes en Transition

L’écologisme radical des Villes en Transition

 

Il ne faut pas voir la critique du mouvement des Villes en Transition comme le fait d’une officine militante grégaire qui se perdrait dans des conflits de groupuscules. Ce qui n’aurait que peu d’intérêt. Mais comme la critique de cet enfer vert que mettent en place les élites techniciennes et politiques, poussé ici dans son expression radicale : l’alliance d’un contrôle bureaucratique de nos comportements et d’une responsabilisation individuelle pour faire face aux catastrophes écologiques. Leurs promoteurs appellent ça « l’émancipation sous contrainte ». Même pas peur.

 

Le site internet transitionfrance.fr revendique une cinquantaine de groupes locaux en France regroupés pour la première fois en juin 2011 lors d’une Fête de la Transition. L’idée leur est venue des Transition Towns apparues en Grande Bretagne en 2005 autour d’un professeur de permaculture, Rob Hopkins, auteur d’un Transiton Handbook, et traduit en français sous le titre Manuel de Transition. Leur raison d’être réside exclusivement dans la lutte contre le réchauffement climatique, l’imminence du « pic pétrolier » et la fin du pétrole bon marché. Du

fait de notre « dépendance au pétrole », nos modes de vie, de déplacement, d’alimentation, de soins, de communication vont être profondément ébranlés. Les citoyens des Villes en transition s’y préparent et comptent sur notre capacité de « résilience ».

 

Un mode de vie comme programme politique

 

Le premier échelon du « changement » est celui de l’individu. Il faut d’abord se changer soi pour changer la société. Rengaine mille fois entendue. A la manière des adeptes de la « déconstruction » des rapports sociaux qui s’attaquent aux « représentations » mentales, à la « subjectivité » des uns et des autres, aux « normes » culturelles « diffuses » en chacun de nous, ils individualisent la critique écologique jusqu’à faire de la psychologie un terrain militant. Il s’agit tout autant de prévenir un éventuel « syndrome de stress post-pétrole »1 que de distiller les bons comportements qui vont changer le monde. « Reconnaître que nous avons une dépendance au pétrole peut nous aider à comprendre pourquoi nous avons tant de mal à nous sevrer de nos habitudes, tout en nous indiquant les stratégies, inspirées du domaine de l’addiction, qui peuvent nous aider à avancer » annonce une psychologue spécialiste de l’addiction aux drogues sur le site des villes en transition. Ce n’est pas une blague2.

 

Nous serions malades. Et il faut nous soigner. « L’idée de résilience a été utilisée dans de nombreux domaines, par exemple en psychologie pour désigner la capacité d’un individu à surmonter un traumatisme, en écologie pour décrire la capacité d’un écosystème à intégrer une espèce invasive, etc. Ici, le choc est évidemment le pic pétrolier »3. Comme de vulgaires coachs ou autres life designers, les promoteurs de la transition s’inspirent de la pensée positive et des théories comportementales du changement pour inciter les addicts au pétrole à prendre moins leur voiture ou à manger local. Ils ne voient pas que la société techno-industrielle fait système ; que nous sommes obligés de prendre notre voiture pour aller travailler ; que l’on est presque contraint de consommer des produits qui ont fait le tour de la Terre jusqu’au Carrefour du coin plutôt que des produits locaux à la Biocoop de l’autre bout de la ville.

 

Le principal ouvrage de référence des transitioners n’est rien moins qu’un Manuel de Transition. Il n’y a plus qu’à suivre les bons conseils de Rob Hopkins et de ses adeptes. Ça peut être des jardins partagés, des AMAP, des réseaux d’échanges de savoirs, de l’éco-construction, de l’élevage familial ; bref, des expériences probablement réjouissantes pour celles et ceux qui les vivent mais à quoi l’on confère une valeur d’exemple qui aurait des conséquences politiques. Aussi délicieuse que puisse être une confiture maison, on se demande comment elle est susceptible de précipiter un instant la chute de la société « thermo-industrielle ». En plus d’être indigente, cette force de changement depuis l’individu révèle une posture moraliste proche de la curetonnerie (leurs appels répétés à la sobriété feraient bondir le frugal Vaneigem) et de l’avènement d’un Homme nouveau. Plutôt que de s’attaquer aux responsables du saccage planétaire que sont les industriels, les militaires, les chercheurs et leurs élus du peuple, il n’y aurait qu’à adopter un mode de vie relocalisé. De toute façon, « le mouvement ne se définit pas comme un mouvement anticapitaliste. […] La Transition ne s’interdit pas d’être anticapitaliste, mais elle ne se l’impose pas non plus. »4 Leur transition sera douce et sans conflits. Reste à prendre son bâton de pèlerin pour « conscientiser » son prochain sur les « bonnes pratiques » à adopter en urgence.

 

L’émancipation sous contrainte administrative

 

Assez de blabla. Face à l’imminence de la catastrophe écologique planétaire, d’après les transitioners, il est urgent d’agir. Les seules questions valables sont « Quand » et « Comment » les autorités mettront en place le rationnement carbone de la population. Et donc le pilotage de nos comportements vers la baisse tendancielle de nos rejets de gaz à effet de serre. En mai 2010, la revue écolo Silence a accordé pas moins de douze pages intitulées « Villes en Transition vers le rationnement »5. Douze pages de simplicité autoritaire avec le concours d’un éminent catastrophiste, l’austère député européen Yves Cochet. Les auteurs relèvent que parmi les transitioners anglais, « des groupes d’activistes nommés CRAGs (Carbon Rationing Action Groups, groupes d’action pour le rationnement du carbone) ont tenté depuis 2005 de s’appliquer à eux-mêmes un rationnement de ce type, pour réclamer sa généralisation à l’ensemble de la population britannique. » Trois craggers ont d’ailleurs remporté en 2008 le concours Oxfam des britanniques qui ont l’empreinte carbone la plus basse. Bravo. Ils sont des exemples de docilité écocitoyenne.

 

Antilibéraux, les transitioners veulent mettre fin à cette main invisible du marché qui (dé)régulerait aujourd’hui la société – comme si la puissance publique avait disparu de l’aménagement des territoires, de la gestion des ressources naturelles, du soutien financier aux industriels et à la recherche, etc. À l’administration publique, donc, de calculer et planifier nos comportements carbonés. Comment imaginent-ils concrètement le rationnement ? « Les quotas de chaque individu seraient enregistrés sur une carte électronique personnelle – la carte carbone – d’où ils seraient débités lors de tout achat d’énergie primaire : facture d’électricité, de chauffage, essence à la pompe et billets d’avion ». À partir de là, on peut imaginer que chaque achat, chaque kilomètre parcouru puisse être comptabilisé et contrôlé par la future bureaucratie verte. En plus de nous sauver de la terreur climatique, la carte carbone serait un outil de justice sociale pour période de pénurie. « Le rationnement permettrait de limiter les émissions de gaz à effet de serre des plus riches, qui sont aussi les plus pollueurs. » Ce serait une tautologie de dire que le rationnement est par définition l’inverse de la démocratie en ce qu’il confie nos vies à la discrétion des planificateurs, élus, fonctionnaires et statisticiens. Mais selon eux, il « a été l’un des principaux instruments grâce auxquels la démocratie a pu s’organiser pour traverser la tourmente de la guerre. » Voilà tout l’imaginaire politique qu’ils ont à offrir. Les files d’attente, les tickets de rationnement et le marché noir pendant la deuxième guerre mondiale.

 

Une gestion autoritaire et quantitative de nos besoins par les responsables de la pénurie qui vient. Comment peut-il en être autrement quand leurs « propositions concrètes » se font au nom de l’appréciation statistique de ce qui fait la vie ? Kilomètres parcourus, tonnes de CO2, taux de particules dans l’air, etc. En 1980, dans Le Feu vert, Bernard Charbonneau notait déjà : « La mise en concept de l’indicible naturel ou humain le fige en élément statistique ou juridique stockable et administrable. » Ainsi gère-t-on la nature et ses habitants comme des stocks et des flux. Et les écologistes ne dérogent pas à la règle. Au contraire. Le mot-même de « décroissance » indique qu’elle n’est qu’un miroir de la croissance quantitative. Parmi les douze étapes d’un projet de transition, les transitioners sont invités à calculer l’empreinte écologique de leur territoire, les pourcentages d’aliments, de médicaments ou de matériaux de construction produits localement6. Les Villes en Transition sont une écologie radicale en ce qu’elles sont quantitativement plus radicales que l’écolo-technocratie au pouvoir. Pas deux voitures, ni une voiture, mais pas de voiture du tout. Et vous verrez qu’ils inventeront un

indicateur du Bonheur Intérieur Brut pour objectiver statistiquement notre « qualité de vie ». Si le diktat de la mise en chiffres du monde appauvrit nos paysages naturels et imaginaires, qu’il appesantit nos rêves, c’est peut être au nom de cette aliénation sensible, et non d’une série de calculs quelconques, que nous saurons dégager un horizon réellement révolutionnaire.

http://hors-sol.herbesfolles.org/wp-content/uploads/Lécologisme-radical-des-villes-en-transition.pdf

Tomjo

 

Texte paru dans la revue Offensive, septembre 2012

1 villesentransition.net

2 Ibid.

3 Luc Semal et Mathilde Szuba, « Villes en transition : imaginer des relocalisations en urgence », revue Mouvements n°63, mars 2010.

4 « Villes en transition : imaginer des relocalisations en urgence », op. cit.

5 Toujours par Luc Semal et Mathilde Szuba

6 villesentransition.net

Laisser un commentaire